« la langue Nous sommes animés, mus par l’esprit. Même si nous n’en avons pas conscience. Pour nous autres êtres humains, la manifestation la plus éclatante ou la plus bouleversante de l’esprit, c’est la langue, le verbe. Je ne pense pas qu’il ait pu être créé par un être humain, puisqu’il présuppose, pour se concevoir, l’existence, précisément, du verbe, qui le conçoit « à son image ». Ce qui frappe dans le livre de Groddeck, l’Être humain comme symbole, recherche sur l’origine des langues, c’est que plus les langues sont primitives plus elles sont complexes : rien n’est plus complexe que le sanscrit. Le grec ancien est plus complexe que le latin, et rien n’est plus primitif que l’américain, cette langue la plus moderne qui soit. L’américain en effet pourrait avoir été conçu par des êtres humains, mais pas le sanscrit. La civilisation ne vient pas au terme, elle est à l’origine. Et ce n’est pas parce que pendant des millénaires les sociétés humaines ont créé de l’humanité qu’il en sera toujours ainsi. La grande aventure du XXe siècle aura été de démontrer que l’humain n’est pas acquis, et que peu à peu on a basculé dans l’infra-humain. Ce qui constitue un être civilisé aujourd’hui n’aurait même pas constitué à d’autres époques le bagage d’un nourrisson de trois mois.
Jusqu’au XIXe siècle la langue portait témoignage du sacré, maintenant elle ne sert plus qu’à témoigner des secousses de la bourse de Honk-Kong. Il y a dix ou vingt ans, les nouvelles économiques étaient considérées comme obscènes, alors, dans Le Monde, il y avait un petit carré dans une page en bas à droite qui publiait ces informations. Aujourd’hui ce sont deux, quatre, huit pages, et puis le sport, les chroniques de société. Les arts que l’on propose s’inscrivent obligatoirement dans ce cadre-là. »
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Roger Lewinter , , — —
entretiens — , —, , , —, — ,
— 1996-2000 — , — — , — — — —
avec —, —, — — —
Alain Berset —, , , —,
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en cours de phrase , —, ,
éditions
Héros-Limite
Genève
2002
« Ce qui constitue un être civilisé aujourd’hui n’aurait même pas constitué à d’autres époques le bagage d’un nourrisson de trois mois. »
Je ne suis pas nostalgique des époques que je n’ai pas connu.
Mais je constate les traces de leur existence. Le soin apporté aux détails, à la qualité des matériaux, aux marques des artisans.
Celui qu’on appelle progrès en 2014, et que j’appelle paresse, consiste à se rendre dans des grandes surfaces pour acheter qui des portes, qui des fenêtres usinées par des ouvriers sous-payés, avec des dimensions standard, où l’on adaptera le bâtiment à ce standard, on cassera du linteau en pierre taillée pour y glisser du pvc, on bouchera les courants d’air de la vieille bâtisse avec de la mousse isolante, tant pis si ça dégouline à l’extérieur.
De mes pérégrinations sans voiture, je contemple le faste passé des gares, des bâtiments des services publics, il en reste les marques d’une société fière de ses acquis, une société qui préférait s’élever vers le beau plus que se contenter du médiocre ; je vois l’intelligence des paysans qui travaillaient avec leurs mains, leurs murets, tout s’écroule, s’embroussaille, les tracteurs d’aujourd’hui sont trop lourds et ne peuvent rester qu’en bas, à user, creuser et tasser encore et encore les sols inondés.
Les villages abritent les fantômes d’une vie commerçante, quand les devantures ne sont pas transformées en garage, mais l’humain d’aujourd’hui préfère croire qu’il fait des économies en remplissant un caddie à des kilomètres de chez lui.
Laideur banalisée, panneaux publicitaires saturés de messages abrutissants, enseignes en plastique, logos sans droit d’auteur piochés sur g••gle-image, fautes d’orthographe sur les menus des restaurants, vitres recouvertes de films cache-misère imprimés de photos basse définition agrandies 600 fois, cartes de visite gratuites avec le même dessin, obscénité des programmes télévisés…Rendez-nous la beauté rendez-nous la lumière, c’est trop tard Dominique.
L’apogée de la civilisation est bien derrière nous, loin derrière, la fabrication et la banalisation d’objets à jeter sont les signes du déclin désormais amorcé.
Alors je me réjouis, je me réjouis de voir une autre ère arriver, de voir tout ce merdier s’embourber sur lui-même, oui je me réjouis que ceux qui ne veulent pas se réveiller restent endormis, drapés dans leurs idées formatées. Je vis là, mais à ma façon, je cultive et je sème la beauté là où je veux. Je suis libre.
Et à l’heure où moult candidats avides de pouvoir promettent soudain monts et merveilles,
restons réveillés!